Une posture d’artiste.
Esthétiquement située entre le conceptuel et le pop, cette exposition passionnante ne crée pas pourtant de grandes émotions, elle n’a rien non plus d’un art au service des dénonciations politiques frontales, comme Beaubourg l’avait abordé dans Art et Histoire.
Elle est centrée sur un homme et sa posture iconoclaste, provocatrice, pratiquant la critique sociale, voulant faire bouger la société chinoise mais dont les propos ont un autre horizon que les simples frontières de ce pays, avec ses codes politiques et culturels repris et subvertis par l’artiste.
Elle se situe pourtant dans l’esprit de rupture incarnée par Marcel Duchamp et Andy Warhol, en utilisant les technologies contemporaine des médias : blog, Twitt. Mais elle n’est pas sans rappeler l’engagement social, écologique et politique de Joseph Beuys dans les années 60-70. Si ce dernier utilisait la craie, le tableau et les matériaux informes et inhabituels (feutre, graisse, etc.) pour démontrer et mettre en avant des foules, comme leader et prophète d’un nouveau monde, Ai Weiwei, lui, utilise le téléphone portable et les codes de la société chinoise, dans une société de l’instantanéité et de la saturation des messages pour déborder le pouvoir bureaucratique et corrompu, pour le traquer et rendre publique sa perversité.
Avec cet artiste boulimique de la photo et de la vidéo, l’art n’est pas reflet d’une société ou d’un combat, il fait société. C’est une attaque du pouvoir, le Léviathan de Hobbes réactualisé.
On a le vertige devant les multiples activités et formes de l’art mises en œuvre par Ai Weiwei : architecte, sculpteur, photographe, blogueur, twitérer, activiste politique. C’est un sismographe des problèmes de la société chinoise et de l’actualité, c’est un provocateur, un esprit fondamentalement libre et indépendant qui suscite l’enthousiasme de la nouvelle génération chinoise au point d’inquiéter le gouvernement.
Ai Weiwei n’est pas un démiurge post-romantique, comme l’a été Joseph Beuys pour qui le seul acte plastique véritable résidait dans la conscience humaine et pour qui l’art en action était plus important que l’objet. L’artiste chinois qui partage pourtant les même racines artistiques est avant tout un cristallisateur de sens plongé dans le magma de l’information contemporaine, un jongleur de la société en réseau du pouvoir et en utilisant les codes de communication de son pays. Son triptyque géant où il se représente lui-même en train de lâcher un vase ancien Hang qui se casse est significatif de cette proposition à laisser tomber les anciens cadres de pensée, qui sont en fait les cadres actuels.
Il en va de même avec ses doigts d’honneur ( Study of perspective) devant les monuments chinois puis du monde entier, où c’est le doigt de l’homme en premier plan qui devient l’échelle de mesure critique à l’égard de tout pouvoir et de son respect.
L’approche conceptuelle de Ai Weiwei n’est pas un questionnement sur la forme de l’art, mais elle sert à repenser le monde et à modifier la société. Alors oui, cette expo est parfois bavarde, naïve et souvent autocentrée, mais elle témoigne du risque pris par un esprit libre et radical, la démolition sournoise de son atelier par les autorités en est le signe.
L’exposition
L’exposition se partage selon les grands moments de sa construction d’artiste ou plutôt de l’insertion artistique de son œuvre dans les réalités sociales chinoises. Ce qui nous est montré est inégal si l’on s’en réfère à la puissance d’émotion, mais permet de comprendre l’émergence et la cohérence de cette démarche libertaire dans l’art, voire d’y adhérer.
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New Yorks Photographs : 1983-1993, où l’on ne voit que quelques unes des 10000 photos de rues et d’amis, cette sorte de dérive beatnik et poétique qui va trouver une ouverture dans la saisie des manifestations sur les droits de l’homme
– Beijing Photographs 1992-2002, où il pratique la photo de type documentaire sur les bouleversements de la ville et de la scène artistique chinoise
– Provisionnal Landscapes 2002-2008 , est présenté sous la forme de murs d’images sur les transformations brutales du cadre urbain contemporain. C’est leur masse, leur banalité et leur ressemblance qui traduisent le mieux une approche conceptuelle entendant dépasser le stade documentaire
– Beijing Airport terminal et Bird’s Nest correspondent au regard porté sur les équipements emblématiques de la préparation des JO et de la distance de l’artiste par rapport au pouvoir, qui utilise ces objets comme outil de propagande
– Fairlytale Portraits 2007 est un projet des plus ambitieux pour la Documenta 12 de Kassel, la manifestation majeure de l’art contemporain qui a lieu tous les cinq ans. Au lieu de produire un objet, il a fait venir 1001 Chinois dans une sorte d’installation vivante conçue comme un canal d’échanges culturels. Les traces de cette œuvre sont les photos et les films sur ces personnes de tous les milieux et de leurs combats pour obtenir les visas de sortie. En 1982, Beuys avait aussi utilisé les grands nombres, la plantation de 7000 chênes associés à autant de colonnes de basalte vendues et posées à côté de chaque chêne planté sur toute la planète, chaque acheteur parrainant d’une certaine manière un arbre, signe de vie. Les mobilisations des hommes sont ici différentes, la première vise à associer les hommes au delà de toutes les frontières en les invitant à communiquer la liberté, la seconde vise à associer l’homme à la nature, à en prendre soin.
– Earthquake 2008-2010 recense en photos les effets du tremblement de terre de 2008 dans le Sichuan et de l’incurie des autorités. Remenbering a consisté à rassembler 9000 cartables des enfants disparus, dans un bâtiment sur lequel était écrite en chinois la parole d’une mère : « Elle a vécu heureuse en ce monde pendant sept ans »
– Celle Phone Photographs est le reflet de la communication qu’il pratique depuis la fermeture de son blog. L’immédiateté de l’information dispersée par Twitter permet la contagion et le contournement du pouvoir, à l’échelle de la planète. Ici, les photos sont très hétérogènes en qualité esthétique, voire banales, mais c’est la posture qui est une ouverture des frontières de l’art. Il s’agit de l’ordinaire d’un homme en combat, à chaque instant.
« Entrelacs » mérite bien son titre, car le spectateur est amené à sinuer. L’affiche d’un policier indiquant qu’il n’y a rien à voir sur le site même du tremblement de terre ( !), ainsi que le numéro spécial de Libération, du 21 février, qui fait de cet artiste une figure emblématique, sont très explicites d’une expo où un artiste force le printemps des peuples en dépit des obstacles venus de toutes parts.
Jean Deuzèmes
Visionner un minifilm(3’50) de Alison Klayman
Une conférence de Emmanuel Lincot « « Libertaire ou anarchiste engagé ? Le cas AiWewei (12-02-2012) ;
[(Documentation. Courtesy Musée du Jeu de Paume – Site du Musée. Merci)]
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