Accueil > Regarder > V&D décrypte des œuvres et des expos > Patrice Chéreau. Les visages et les corps
Patrice Chéreau. Les visages et les corps
La beauté et l’intime : une autre vision des collections du Louvre, la puissance d’un homme de théâtre qui s’était aussi investi dans les arts visuels. Retour sur l’exposition de l’automne 2010.
Patrice Chéreau a été le Grand Invité du Louvre de l’automne 2010. Invité à concevoir une exposition au Louvre, il a rendu visible « ce que chaque visiteur fait peut-être en secret, cette façon de relier les œuvres d’art à ses propres émotions, à ses souvenirs les plus intimes ».
Pour cela, il a mis en scène une quarantaine de tableaux issus des collections du musée du Louvre, du Centre Georges-Pompidou, du musée d’Orsay et les a fait dialoguer avec des artistes contemporains, notamment Nan Goldin, la photographe, sa compère dans la fréquentation d’Eros et Thanatos.
La signature artistique de Patrice Chéreau a excédé ici le théâtre et le cinéma, car « Les visages et les corps » est un ensemble comprenant aussi expositions, théâtre, danse, lecture, musique. Il est conçu comme une œuvre unique qu’on pourrait aussi intituler « Patrice Chéreau au Louvre ». Simultanément se déroulait au Théâtre de la Ville Rêve d’automne, l’œuvre de Jon Fosse dont le décor était la reproduction du salon Denon, du Louvre.
Cette facette du dramaturge était peu connue ; il a été au-delà du rôle de commissaire d’exposition et a signé une œuvre très personnelle, qui redonne du sens l’acte d’accrocher des œuvres.
Tout était conçu sur le mode du rapprochement entre œuvres qui parlent au metteur en scène. Une exposition en forme d’œuvre d’art, puisque faite de jeux de correspondances, subtiles et inattendues, d’œuvres de tous les siècles.
Une exposition sans autre explication que des poèmes et des citations sur les murs. Des mots à voir, comme des œuvres.

Patrice Chéreau a déconstruit et recomposé ce que les trois musées nous proposent dans un ordre chronologique, ou par école. Il y du Baudelaire dans ce jeu de correspondances nourries d’une grande culture et d’une familiarité avec les œuvres, mais aussi une interprétation sensible qui, au premier regard, semble intrigante au spectateur puis rapidement devient convaincante ; il s’agissait bien d’un spectacle avec des figurants figés dans la peinture ou la photo, et qui dialoguent par leur proximité. Les propos étaient multiples, les rapprochements se produisaient par ensemble de deux, de trois, par des vis-à-vis. Au travers de cette exposition, l’on s’apercevait que les accrochages ne sont pas neutres et que certains ont plus de capacité à exprimer des émotions ou à mettre des formes en échos.
En effet, le musée a tendance à figer et à conduire des interprétations ; il a le souci de préserver les œuvres, d’éduquer celui qui regarde. La forme, les formats, les rythmes, c’est-à-dire la vison globale des œuvres, guident bien souvent les conservateurs dans leurs accrochages. Mais parce qu’il n’est pas un savant, un historien de l’art chargé de ces fonctions, ô combien nécessaires, Patrice Chéreau obligeait à regarder autrement les tableaux car il s’intéressait ici à un regard, là à des mains, à des positions dans le cadre d’un tableau, à des fonds, etc. Mais ces rapprochements n’ont aucun systématisme, ni formalisme. Autant d’ensembles différents, autant de dimensions psychologiques et esthétiques dans ces rapprochements.
Patrice Chéreau recherchait avant tout la vie, dans ses multiples formes, de la beauté au tragique jusqu’à la faiblesse. La sensualité explicite ou implicite se révèle par les rapprochements. On y voit souvent des personnages seuls face au peintre, au photographe et à eux-mêmes. Non pas des collections de portraits, mais des percées sur des êtres où ce qui est derrière la personne est dévoilé doublement par le regard du peintre et celui du metteur en scène. Il ne faut pas alors être étonné de voir une telle diversité de nudités.
Le corps se perd dans l’eau, le nom dans la mémoire.
Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noir,
Sur la sombre océan jette le sombre oubliBientôt des yeux de tous votre ombre est disparue
Victor Hugo Océano nox
Qu’est-ce qui faisait l’unité d’une telle salle-exposition ? Que produisait cette mise en écho de murs à murs, d’œuvres à œuvres par-delà les siècles ?
Il s’agissait de beauté bien sûr, mais pas d’une beauté idéale, ni de beauté étrange ou convulsive telle que les surréalistes ont voulu la traquer. Cette beauté transparaît aussi du banal, frôle parfois le laid par l’âge, les déformations, tel le portrait de Michel Leiris par Bacon ; cette beauté ne cache pas les blessures. Dans la grâce d’un détail, dans le luxe, dans les corps qui s’effondrent et les visages allant jusqu’au noir (Fautrier), cette beauté est surtout unique pour chaque tableau et s’ouvre à l’intime du sujet du tableau ou de la photo, à l’intime de la relation entre l’artiste et son modèle.
Ce type d’exposition de grande culture est construite sur des mécanismes d’échanges de sensibilité : la vision intime qu’un spectateur peut avoir, ce moment où le regard sur un objet d’art devient une ouverture à d’autres pensées sur soi, sur son histoire et sa propre beauté, pour être révélée, a besoin du regard d’un autre (ici l’artiste-commissaire) dans sa singularité et sa complexité.
Titres complets des photos du portfolio
Pierre Bonnard, Nu à la Baignoire, 1931
Rembrandt, Bethsabée au bain tenant la lettre de David, 1654
4 portraits
En haut gauche. Anonyme, Portrait d’homme, seconde moitié du XVIè
En haut droite, Portrait de l’artiste, Christian Seibold, 1740-1750
En bas gauche Balthasar Denner, Tête de vielle femme au voile, XVIIIè
En bas droite, Christen Kobke, Portrait d’Adolphine Kobke, sœur de l’artiste, 1832
Charles Lebrun, Le Christ mort sur les genoux de la viuerge, vers 1643-1645
Lambert Sustris, Venus et l’Amour, vers 1550
Théodore Chassériau, Aline Chassériau, 1835
Nan Goldin, Siobhan in my tub, Berlin, 1992
De gauche à droite
Luca Giordano, Philosophe aux lunettes, vers 1660
Hyppolyte Flandrin, Jeune homme nu, 1863
Luca Giordano, Philosophe traçant des figures géométriques, vers 1660
Jean Fautrier, Nu noir, 1926
Jacob Van Loo, Étude de femme à demi dévêtue, fin des années 1650
Richard Peduzzi , Maquette pour « Rêve d’automne », de Jon Fosse, 2010, Salon Denon
Nan Goldin, Clemens in my hall, Paris, 2001
Jacopo Tintore, Autoportrait, vers 1588
Voir-et-dire.net : un site à visiter sans modération…
Les articles de ce site vous intéressent et vous désirez recevoir la lettre mensuelle de Voir et Dire. Rien de plus simple.
Inscrivez-vous et mettez votre adresse ou encore envoyez-nous un mail sur voiretdire.net@gmail.com.