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Yves Lefebvre. RYgueur Fou-de-Trac, à la Recherche de la Matière…



Une exposition étonnante de dessins d’art brut dans la crypte de Saint-Merry. Un titre énigmatique qui, pourtant, donne l’accès aux œuvres récentes et à la posture d’un artiste connu pour ses sculptures en fils de cuivre soudés. 25/1 au 24/02/142014.

Au Brésil, « art brut [1] » se dit « art vierge », car il n’est construit sur aucune culture académique ou muséale. Des musées - tels le LAM à Lille, le Musée de Lausanne et la Halle Saint-Pierre à Paris - se sont développés autour de ces formes mystérieuses et saisissantes, produites par des individus se trouvant initialement à côté du « système ».

IIl est impossible de décrire cette variété visuelle dans tout son foisonnement. Relevons seulement que les séries y sont fréquentes : dessins, peintures, sculptures, installations délirantes, obsessionnelles ou maniaques, utilisant les matériaux et les supports les plus communs voire des rebuts. Beaucoup se livrent au vertige de la précision.

La plupart de ces individus ne se disent pas artistes et leur visée n’est pas de se faire connaître ; ils n’ont pas d’atelier mais travaillent dans leur lieu de vie du quotidien, parfois dans des institutions fermées. Leur point commun : être autodidacte, dans l’autoréférence de leurs œuvres, hors marché. Mais ce dernier peut les rattraper avec grand profit, sans qu’ils en bénéficient.

C’est un art de l’urgence intérieure, or on l’associe, de manière erronée, à un art de la pathologie ou de la folie. Certains poursuivent une idée fixe, ont un projet comme la création de cités idéales ou de lieux religieux (Marcel Storr. Lire V&D), se replient sur un univers de bonheur au sein de la nature (Séraphine), conçoivent des projets technologiques les plus délirants ou versent dans la pratique du chamanisme, d’autres enfin expriment leur personnalité blessée (Judith Scott. Lire V&D).

Yves Lefebvre est totalement autodidacte et la pratique artistique constitue depuis longtemps un élément important de sa vie. Ses nouvelles œuvres, des dessins, sont très différentes de ses sculptures antérieures en fil de cuivre ; il s’exprime visuellement avec des points et des traits, mais dans l’ignorance complète des pratiques aborigènes ou indiennes aux cosmogonies les plus diverses avec lesquelles on serait tenté de faire un lien tout comme des concepts fondant l’abstraction de la ligne ou du point chez Kandinsky. Ne lui demandez pas à qui il fait référence ! À personne. Le papier Canson est le support de son travail intérieur de tous les jours, dans un langage dont on n’a pas les références, un langage unique, le sien.

Yves Lefebvre surprend par cette exposition, son type d’approche, sa cohérence, sa diversité sur le principe de la série : les dessins à l’encre, non pas au pinceau mais à la plume-réservoir, le Noir et Blanc pour la plupart, et parfois des taches colorées : la majorité de cette trentaine d’œuvres a le même format et le même type de support au bord noir.

Le choix du lieu, la crypte de Saint-Merry : l’espace de la prière intime, relativement silencieux et sombre, carré et parfaitement ordonnancé, le plus originel de la construction de l’église où l’on accède par un escalier étroit en redoublant d’attention, un espace où l’on trouve de splendides chapiteaux avec des figures d’hommes que l’on ne comprend pas et une luxuriance végétale née de l’imaginaire pur. C’était certainement le lieu le plus en correspondance avec la production de cet artiste.

RYgueur Fou-de-Trac, à la Recherche de la Matière…


 le titre de l’expo,

…Quand la Modestie Devient le Purgatoire de la Résignation…
…La Fierté, l’Orgueil…je leur dis : ZUT !!!.............,ouf, au travail, à la liberté, maintenant …

 la réflexion de l’artiste sur la manière dont il appréhendait cette expo,

sont les deux seules phrases qu’ Yves lefebvre donne comme viatique pour parcourir son exposition. Le personnage est campé ; pas de cartel, pas de « Untitled ». La visiteur a de quoi être déconcerté. Or, c’est beau et attirant ; rien n’est laissé au hasard dans la présentation des papiers dessinés que l’on voit confortablement, sans vitre, sans protection, l’accrochage étant dans le même esprit : la « RYgueur »

Comme ce titre exprimant tout de l’artiste et de son travail est aussi un jeu de l’esprit, étrange mais fort sérieux, on pourrait en suggérer au moins deux lectures :
  Si l’on a bien compris ses propos lors de l’accrochage, ce n’est pas Yves Lefebvre qui exposerait, mais une sorte de double : RYgueur (Prénom) Fou-de-Trac (Nom) lancé dans une quête très personnelle et dont les résultats présentés reçoivent un titre : « à la Recherche de la Matière… »
  La seconde interprétation se construirait, elle, sur l’hypothèse que ce titre est une sorte d’autoportrait de l’artiste, révélant son identité profonde sous une forme humoristique. Ses dessins, eux, constituent son langage, les lignes et les points étant les lettres de sa langue d’artiste. Cela n’est pas sans rappeler une phrase de Georges Braque : « Le peintre pense en formes et en couleurs ». Il est alors tentant de relier ces splendides encres en N & B ou couleurs aux mots du titre :

RYgueur, sans nul doute. L’artiste réalise la plupart de ses dessins sur le même type de papier Canson (27 X 36 cm), puis les colle sur une planche de bois teintée en noir presque toujours de même dimension (33 X 42 cm). Ce qualificatif s’applique aussi à sa manière de dessiner où tout est maîtrisé, du moindre point jusqu’à la ligne. Deux modes de dessiner se conjuguent : (1) une construction très forte d’un sujet qu’il a en tête, et cela dans les limites données du papier et (2) une sorte d’écriture automatique, où Yves Lefebvre part d’une suite de points et construit l’ensemble de manière quasi maniaque ou obsessionnelle sans aucun débordement. Visiblement il n’accepte pas un trait simplement esthétisant, et le résultat doit s’accorder parfaitement à son état du moment. Il n’y a pas de réserve ou de remords dans cette technique minutieuse. Proliférant parfois, les lignes en Noir et Blanc, les points dessinés à partir de leur contour et non des taches, laissent éclater soudain de la couleur. On peut accepter ce « Y » de « RYgueur », car le résultat est très savant et tout est « hYper contrôlé ».

Fou de Trac  : est visiblement un jeu de mots pas si innocent que cela. En effet, l’artiste est aussi présent dans les spectacles vivants mis en scène au sein même de l’église Saint-Merry. Quoi de plus « naturel » que d’avoir le trac, même devant quelques dizaines de personnes, surtout quand on les connaît. Or la dernière pièce, de Luc Boltanski, « L’inquiétude des funambules », qui y a été donnée, avait comme cadre une maison de retraite fermée, une institution, le type même de lieu où l’on trouve régulièrement des œuvres d’art brut. Fou-de-Trac semble désigner l’intensité de ce qui travaille l’artiste dans ses divers temps de création ; il se dévoile à la fois simplement et en rigolant de son état émotif, pour mieux le mettre à distance. L’artiste serait-il un funambule inquiet se déplaçant sur ses propres lignes ? Mais ces dessins ne sont en rien foutraques sur le fond, la forme ou l’origine. Qu’il y ait émergence d’une partie d’inconscient, c’est probable et n’a pas à être connu du visiteur : celui-ci n’a qu’à se laisser embarquer dans un océan de lignes et de points, émergeant de l’intériorité artistique. Il y a probablement du symbolique, mais il ne se laisse pas saisir.

« à la Recherche de la Matière… »  : simultanément par le plus grand des hasards, en face de Saint-Merry, au Centre Pompidou, sont présentés, jusqu’au 31 mars, de nombreux dessins provenant de la donation exceptionnelle Florence et Daniel Guerlain, composée de 1200 œuvres. Il est alors possible, non pas de comparer, mais de situer les œuvres d’Yves Lefebvre dans la variété des types contemporains. À Saint-Merry, on n’est pas face à une diversité des matériaux (tissus, cartons, bois, etc.), il n’y a pas de narration non plus d’un dessin à l’autre, pas de suite, seulement parfois un personnage, des objets numérotés. Si cette série est le résultat d’une véritable « recherche » de plusieurs années, le titre reflète une intention forte de l’artiste, une quête impérieuse, l’utilisation de la majuscule signifiant une personnalisation. Ses amibes et ses volutes imaginaires, autant de matières à dessin, seraient-elles des sujets et non des objets ? Sans aucun guide d’explication, le visiteur doit lancer lui-même son regard et chercher. Mais quoi ? Le visiteur ne peut sortir du piège de la phrase de titre qu’en observant les détails. Ainsi un dessin semble dessiner une grande voûte étoilée, irréelle tant elle est géométrique, mais faite de poussières de matières. « Dieu est dans le détail » disait l’architecte Ludwig Mies van der Rohe (1886-1969).

On n’échappe pas à la méditation, on ne peut saisir la visée d’ Yves Lefebvre qu’en s’arrêtant. N’est-ce pas d’ailleurs la fonction de la crypte dont les chapiteaux ciselés en Noir et Blanc par la lumière dessinent aussi des feuilles imaginaires ?

« …Quand la Modestie Devient le Purgatoire de la Résignation……La Fierté, l’Orgueil…je leur dis : ZUT.............,ouf, au travail, à la liberté, maintenant … » est le seul texte obtenu de l’artiste pour approcher ses intentions initiales. Cela sonne comme un cri et l’on se perd devant cette nouvelle énigme comme on se perd dans les dessins. Est-ce une provocation, une déclaration ?

A nouveau, deux lectures sont possibles :
  la poursuite de l’autoportrait, c’est-à-dire une mise à nu. Il faut toutefois reconnaître qu’elle est fondamentalement ambiguë et incite à la discussion avec l’artiste, car la vieille figure du purgatoire était le seuil du Paradis dans la représentation religieuse. La résignation serait-elle le bien ultime ? Une qualité morale, la modestie, précède-t-elle la pesanteur d’un fait social ? Après avoir entendu ces mots, nous ne pouvons nous satisfaire d’une vision aussi pessimiste au vu de la beauté et de la profondeur des œuvres présentées à Saint-Merry. Cette phrase est trop brutale alors que le visiteur est d’abord touché par ce qui sourd, par cet équilibre et l’état des richesses exposées ; mais elle dit l’identité de l’artiste. Cependant la chute est positive, elle exprime un sentiment de libération et un désir de liberté de créer immédiatement.

  la seconde lecture inviterait à voir dans ces propos une dénonciation des milieux qu’Yves Lefebvre fréquente notamment les milieux artistiques. Ici la charge est forte : il dénonce le masochisme de certains, l’orgueil et le narcissisme d’autres ; on présuppose qu’il connaît ses faiblesses d’homme, In fine, il s’affirme libre (« ouf ») et dans l’urgence de la création. Cette clameur complèterait alors l’autoportrait : cet artiste est un révolté des profondeurs, son art l’engage en tout dans son quotidien. La foi d’Yves Lefebvre dans ce qu’il produit ne supporte aucune tiédeur. La RYgueur est donc aussi morale. Si la crypte est en correspondance avec cette œuvre, ce cri peut résonner positivement chez tout un chacun, et notamment les habitués de Saint-Merry.

Du coton tige au dessin : quelle ligne ? D’Yves Lefebvre, on connaissait à Saint-Merry deux œuvres : une crèche faite de cotons tiges et de fils de cuivre, une immense barque de fils de cuivre soudés réalisée lors d’une résidence d’été dans une des chapelles transformées en atelier face au public et présentée pour la Nuit Blanche 2008 (Lire V&D) ; on le voit aussi régulièrement tenir des rôles de théâtre avec une réelle présence. Si, sans nul doute, il enrichit notre culture, cet autodidacte sans culture académique revendiquée interroge.

Peut-être, serait-on tenté de rechercher des réponses dans les propos d’un homme de culture, Stefan Zweig, l’auteur de « La confusion des sentiments », à propos de l’artiste en général :

Nous appelons démon l’inquiétude primordiale et inhérente à tout homme qui le fait sortir de lui-même et se jeter dans l’infini, dans l’élémentaire.[…]Le démon, c’est le ferment qui met nos âmes en effervescence, qui nous invite aux expériences dangereuses, à tous les excès, à toutes les extases » (Introduction à « Le Combat avec le démon »)

Jean Deuzèmes


Exposition visite à Saint-Merry, 76 rue de la verrerie, 75004, tous les après-midi jusqu’à 19h, du 24 janvier au 24 février.

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[1En Europe, cet art est reconnu depuis une soixantaine d’années grâce notamment à Jean Dubuffet qui, dialoguant avec Gaston Chaissac ou découvrant le Suisse Louis Soutter, a été capable d’oublier ses propres racines culturelles et d’entrer dans un univers artistique aux composantes infinies, dont certains malades mentaux sont devenus des figures exemplaires.