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Pèlerinage à La Mecque et art contemporain. IMA



Le hajj vu par des artistes arabes contemporains : une approche singulière, belle et sensible de la modernité. Elle puise à la fois dans une sensibilité orientale et des références occidentales. Sans heurts.

Dans le cadre de l’exposition « Hajj » sur le pèlerinage qui se tient à l’Institut du Monde Arabe, jusqu’au 10 août 2014, une vingtaine d’œuvres d’artistes arabes ainsi qu’iraniens, hommes mais aussi femmes, sont proposées au regard des visiteurs. La plupart d’entre eux passent à côté, sans les voir vraiment, sans les comprendre, d’autant que ni les cartels ni le catalogue n’offrent la moindre explication.
C’est dommage. Car ces œuvres sont fortes et ouvrent à un autre regard sur le pèlerinage et ce qu’il représente dans l’imaginaire contemporain.

Voir & Dire vous invite à regarder cinq d’entre elles.

L’exposition Hajj est riche et subtile, elle propose des entrées multiples sur cette pratique de l’islam : religieuse – le pèlerinage est l’une des cinq obligations du croyant musulman, dans la mesure où il en a la possibilité et les moyens ; spirituelle – accomplir les rites aux côtés de croyants du monde entier rassemblés à La Mecque où, selon la tradition musulmane, est venu Abraham et est né le prophète Muhammad, est porteuse d’une grande charge émotive ; politique – le contrôle des routes du pèlerinage et la gestion des lieux saints a toujours été un fort enjeu pour les souverains de l’Islam, depuis les califes de Bagdad jusqu’aux rois d’Arabie saoudite ; économique – la venue de millions de pèlerins (3 161 573 en 2012) est une source de profits colossaux ; artistique enfin – La Mecque avec sa mosquée sacrée et, en son centre la Ka’ba, a été source d’inspiration pour les artistes à toute époque. La riche tradition qui représentait La Mecque sur des miniatures, des céramiques et des tapis de prière fait aujourd’hui place à un imaginaire inspiré par la Ka’ba « la première architecture moderne de l’Histoire », par « le culte le plus archaïque du monde », par « l’énergie qui anime les fidèles autour de la Ka’ba » (Kader Attia).

[**Seven Times – 2010, Idris Khan*]

L’installation d’Idris Khan (Iranien d’origine, né à Birmingham en 1978, vit à Londres) est composée de 49 (144 dans l’œuvre originale) petits cubes d’acier alignés, respectant les proportions de la Ka’ba, ce cube de pierres granitiques, recouvert à chaque pèlerinage de tentures de soies noires et brodées, dont la tradition musulmane attribue la construction à Abraham.
Sur chacun de ces cubes sont gravés, par application de sable, les mots de la prière rituelle, surimposés cinq fois en référence aux cinq prières quotidiennes.
144, sans doute parce que 12 x 12 est dans la tradition sémitique le chiffre de la multitude, ici la multitude des pèlerins.
49, sans doute parce que 7 x 7, 7 étant le nombre de tournées rituelles que le pèlerin accomplit autour de la Ka’ba, et 49 le nombre de cailloux que chaque pèlerin jette contre des stèles symbolisant Satan.
Cette installation, saisissante dans sa pureté abstraite, conceptuelle et minimaliste, avec une référence explicite à Carl Andre (notamment 144 Graphite silence), ne renvoie-t-elle pas à la quintessence des rites du pèlerinage et de la prière, qu’il revient à chaque croyant, à chaque visiteur de décrire avec ses propres mots ?

[**White Cube – 2010, Walid Siti*]

Walid Siti (né au Kurdistan irakien en 1954, vit à Londres)
White Cube appartient à une série de dessins dans laquelle l’artiste explore le sens symbolique des pierres, pierres préhistoriques, pierres gravées, pierres des Pyramides, pierre noire de la Ka‘ba. Ici l’artiste brouille les signes. Le cube noir de la Ka’ba est devenu un cube blanc, translucide, le « White Cube » des expositions d’art contemporain. La Ka’ba qui occupe le centre de la Mosquée sacrée de La Mecque est vide et le pèlerin n’y pénètre pas ; ce vide, comme le vide du mihrab (la niche vide qui, dans les mosquées, indique la direction de La Mecque), ne reflète pas l’idée d’un « rien », mais appelle à se tourner vers l’invisible, l’indicible. De même, le « White Cube » est une stratégie de muséographe qui laisse ouvertes toutes les possibilités d’exposer un objet, sans que le regard soit détourné par l’environnement.
Autour du cube placé au centre du dessin, Walid Siti a dessiné des cercles de texte, qui évoquent les tourbillons des pèlerins accomplissant les tournées rituelles autour de la Ka’ba. Mais les lettres arabes ne forment pas des mots ayant un sens. Est-ce à dire que le pèlerin a perdu le sens de ce rituel ? Ou plutôt que c’est à chaque pèlerin de donner un sens à ce rituel ?

[**Black Cube II – 2005, Kader Attia*]

Kader Attia (né de parents algériens en 1970 en Seine-Saint-Denis, vit actuellement à Paris)
Cette peinture à l’encre noire offre une Ka’ba dont le tissu noir s’effrite et dégouline. Un esprit optimiste pourrait y voir le mouvement ascendant d’une Ka’ba qui, telle une fusée, monte vers le ciel. Un esprit réaliste pourrait penser à la pratique des pèlerins qui se suspendent à ce tissu sacré, voire en arrachent des fils.
Mais Kader Attia est connu pour produire une œuvre qui questionne notre vie collective et les rapports tendus entre les communautés, qui puise dans nos réactions de peurs, notamment issues de l’enfance. En suggérant la violence de notre vie en société, il fait une œuvre politique, quoique sans brutalité. Aussi est-il permis de penser qu’il dénonce ici tout ce qui détruit les fondements de la Ka’ba, tout ce sur quoi pleure le temple sacré : les extrémismes de toutes sortes, les surenchères économiques, les instrumentalisations politiques.

[**Golden Hour (Desert of Pharan Series) – 2011, Ahmed Mater*]

Ahmed Mater (né en 1979 en Arabie saoudite où il vit)
Cette photographie de grand format (350 x 250 cm) appartient à une série de plusieurs centaines de photos et de vidéos intitulée Desert of Pharan [1] qui décrit les transformations récentes de La Mecque. Le roi Abdallah ibn Abdelaziz a engagé depuis quelques années un gigantesque chantier pour assurer l’accueil, la circulation et la sécurité des pèlerins. Tout à la gloire de l’islam sunnite – et de la dynastie saoudienne – les constructions font table rase de vestiges anciens, elles rivalisent en hauteur et en prestige. Ainsi un hôtel de 611 m de hauteur a été construit en 2010, avec au sommet le nom d’Allâh en caractères énormes et en-dessous une pendule de 46 m de diamètre, six fois plus grande que Big Ben : elle donne l’Islamic Mean Time (IMT) qui se pose en rivale du GMT (Greenwich Mean Time). Le centre de gravité du monde économique mondial se déplace et l’après pétrole se prépare.
La photo exposée relève de la tradition de la photographie allemande des années 70 et notamment de Andreas Gurski (voir article de V&D). Au premier regard, une photographie reportage sur cette nouvelle Mecque. Mais au second regard, elle pose question : une architecture prestigieuse qui affirme la grandeur d’Allâh et de l’islam ? ou une architecture démesurée qui domine la Ka’ba, devenue un cube minuscule menacé par les grues ? Le halo de lumière rouge, en haut à gauche - l’artiste dit avoir attendu trois jours pour capter la bonne lumière – ne serait-il pas un rappel de l’essentiel menacé par ce nouvel environnement ?

[**I’m Sorry / I’ Forgive You, 2012*, Arwa Abouon*]

Arwa Abouon (artiste femme, née à Tripoli / Libye en 1982, vit à Montréal)
Son œuvre, empreinte de recherche spirituelle, puise au répertoire décoratif islamique classique. Dans ce diptyque elle capte un moment d’émotion, celui de la réconciliation entre un homme et une femme (les photographies sont celles de ses parents). Une œuvre touchante et sensible dont le lien avec le hajj n’est pas évident. Une suggestion : ce diptyque est placé à côté d’un panneau expliquant les rites du pèlerinage qui se déroulent à Arafat. Or, une tradition musulmane rapporte qu’Adam et Ève se sont retrouvés dans cette vaste plaine après avoir été chassés du Paradis. Réconciliation après la faute première, réconciliation avec soi-même, avec l’autre, avec Dieu à laquelle invite le pèlerinage.

La place accordée par les commissaires de l’exposition à ces artistes contemporains participe à la fois de la volonté de l’Institut du Monde Arabe d’affirmer la force d’une production culturelle souvent mal connue (ainsi lors de l’exposition 25 ans de créativité arabe – lire V&D) et de l’approche des commissaires soucieux de ne pas enfermer le pèlerinage dans une tradition figée :

« Le hajj est un grand thème pour les artistes d’aujourd’hui, parce qu’il rejoint les interrogations de l’art contemporain : comment figurer sans passer par la représentation, comment dire le rite sans le reproduire ? » [2].

Françoise Guillaumin

[**Liste des œuvres contemporaines présentées :*]
Arwa Abouon, I’m Sorry / I’ Forgive You, 2012 ; Aasil Ahmad, Pèlerins à Mina et Le sanctuaire de La Mecque, 2006 ; Reem Al Faisal, La Mecque et Couple en prière le jour d’Arafat, 2000-2003 ; Nasser Al Salem, Zamzam, 2010 ; Abdullatif Al Obaida, Vue du haram, 2010 ; Shadia Alem, In God’s Eye, 2010 ; Raja et Shadia Alem, The Black Arch, 2011 ; Nora Alissa, Sans titre 2, 3 et 10, 2012 ; Kader Attia, Black Cube II, 2005 ; Ayman Yossri Daydban, We are all brothers, 2010 ; Abdulnasser Gharem, Road to Makkah, 2011 ; Idris Khan, Seven Times, 2010 ; Maha Malluh, Road to Mecca, 2010 ; Ahmed Mater, Golden Hour (Desert of Pharan Series), 2011 ; Kazuyoshi Nomachi, Pilgrims Donning the Ihram, 1996 ; Walid Siti ,White Cube, 2010 ; Newsha Tavakolian, Please Forgive me if I have done you wrong in any way I am going on Hajj et My Ihram dress hangs by my bedroom window, 2008.


Institut du Monde Arabe
Exposition Hajj, le pèlerinage à La Mecque
Le hajj dans l’art contemporain / vu par des artistes arabes contemporains
23 avril _ 10 Août 2014


[1Le désert de Paran, ou Pharan, est mentionné à plusieurs reprises dans la Bible. Notamment : « Ismaël habita dans le désert de Paran, et sa mère lui prit une femme du pays d’Égypte » (Genèse 21, 21). Selon la tradition musulmane, c’est à La Mecque que Agar s’est réfugié avec Ismaël, ancêtre des Arabes, et le désert de Pharan s’étend donc jusqu’à cette cité.

[2Omar Saghi, l’un de deux commissaires, auteur de Paris-La Mecque. Sociologie d’un pèlerinage, 2010

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