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P.Woods & G.Galimberti. Les Paradis, Rapport Annuel.



Les paradis fiscaux ont été abordés par deux photographes et leur œuvre présentée aux Rencontres photographiques d’Arles 2015. Les« Panama Papers », à l’origine d’un scandale mondial, étaient alors en préparation. Retour sur l’expo et ses singularités.

L’enquête menée par Paolo Woods et Gabriele Galimberti durant trois ans a fait l’objet d’une exposition photographique convaincante aux Rencontres photographiques d’Arles 2015, dans le Palais de l’Archevêché. Après les révélations des « Panama Papers », leurs photos font le tour du monde des journaux et leur livre est promis à un beau succès éditorial !

Ce n’est pas cependant le travail long et bien documenté de ces artistes qui a déclenché le scandale planétaire, mais la publication simultanée d’articles par 107 médias de 76 pays du monde entier. Le « quatrième pouvoir » avec ses journalistes d’investigation a confirmé sa présence dans l’ère du Big Data et de la coopération entre journaux. La force de cette initiative collective tient dans les méthodes choisies, dans la fiabilité des recoupements donc dans la solidité de l’argumentation et dans le choix des cibles choisies : des noms de célébrités des mondes des affaires, de la politique, du showbizz, du sport, qui cherchent à cacher leur fortune ou leur activité.

Les deux photographes, eux, ont utilisé d’autres méthodes, à cheval entre le journalisme d’investigations, le documentaire et la photo d’art. Ils se sont intéressés à d’autres paradis fiscaux que le Panama ainsi qu’à d’autres personnes : ceux qui ont conçu ces mécanismes, ceux qui participent aux rouages, ou encore ceux qui sont les acteurs au quotidien. Comme dans les « Panamas Papers », ils citent des noms, mais dans des registres différents et surtout ils photographient les personnages dans leur environnement. C’est dans la manière de photographier, de suggérer le réel et de le sonder que se situe leur art. La façon dont ils commentent leurs photos est fondamentale et fait partie de l’œuvre.

L’œuvre de Paolo Woods et de Gabriele Galimberti s’ouvre par une mise en scène étrange, une suite de photos de nos objets de consommation usuels sur les murs d’une grande salle sombre. Ce sont les produits de sociétés multinationales dont les avantages fiscaux accordés par le Luxembourg ont été dénoncés en 2014 -« LuxLeaks » -par un journaliste lanceur d’alerte, Antoine Detour. L’exposition est placée sous le signe d’une dédicace visuelle à ce journaliste ayant fait l’objet d’une mise examen. Suite à ses révélations.

Les deux photographes se situent dans la lignée de cet engagement, mais ont adopté une autre méthode : ils ont créé une société dans un des États des USA, le Delaware, lui-même paradis fiscal, qu’ils ont appelés « The Heavens », afin de connaître au plus près le système, d’où le titre de l’exposition Rapport Annuel suggérant qu’il pourrait en y a avoir d’autres. Puis, ils ont parcouru la planète des paradis fiscaux pour en découvrir les protagonistes dans leur environnement. Ils les ont rencontrés et photographiés dans un style de magazine, très lisse et non dénonciateur, dans un souci d’authenticité.

Ces scènes très travaillées évoquent bien d’autres références visuelles (James Bond, la BD XIII, E.Hopper) et leur valeur tient aussi au nombre de cas analysés alors que les situations géographiques sont différentes. Mais l’esprit, les mécanismes et les experts sont les mêmes. Tout est organisé pour que les possesseurs de capitaux à occulter ou à blanchir aient « le meilleur service financier » et se voient garantir un bon système d’opacité. Les photos de Paolo Woods et de Gabriele Galimberti donnent à voir les rouages de systèmes locaux, les pouvoirs en jeu, les mécanismes de reproduction (cf. la formation des lycéens à la finance) et d’exploitation. Elles mettent en lumière une économie financière, fondamentale pour ces petits territoires mais elles ne prennent pas comme sujets les optimisateurs, fraudeurs, corrupteurs et criminels qui, par nature, se trouvent en dehors de ces territoires. C’est la tache des journalistes.

L’intérêt de chaque photo tient dans certains détails que l’on ne verrait pas si les artistes ne les mentionnaient pas dans leurs cartels. Le mécanisme de l’œuvre tient dans ce balancement entre, d’un côté, le caractère étrange de chaque cliché de grand format, construit, précis, visant à l’authenticité, flatteur aux yeux, sans faute de goût, lisse, style international ou « Géo », et de, l’autre, un cartel sobre, court, descriptif, mentionnant systématiquement noms et lieux, qui oblige le regard à revenir à la photo. Le spectateur ne peut demeurer passif ; il travaille. A lui de se faire une opinion sur l’immoralité du système. V&D reprend ci-dessous les cartels de l’exposition, partie intégrante de l’œuvre, dispensant de commentaires supplémentaires.

Un homme dans la piscine au 57ème étage…

« Un homme dans la piscine au 57ème étage du Marina Bay Sands Hotel. Derrière lui, le panorama de “Central“, le quartier de la finance de Singapour. Singapour »

Au Lycée Elmore Stoutts, la professeur Colleen Scatliffe-Edwrads

« Au Lycée Elmore Stoutts, la professeur Colleen Scatliffe-Edwrads donne des cours de finance à des élèves âgés de 14 à 16 ans. Ils apprennent l’histoire, le fonctionnement, les réussites et les défis à venir d’une industrie qui représente 60% du PIB des îles. Ces enseignements ont été mis en place dans le secondaire, dans l’espoir que davantage d’insulaires puissent prendre part à une industrie principalement réservée aux étrangers. Les Îles Vierges britanniques sont un des plus importants centres de services financiers, numéro un dans le monde pour les immatriculations de sociétés. Plus de 800 000 sociétés écrans sont enregistrées aux Îles Vierges britanniques, pour seulement 28 000 habitants. Elles se placent juste après Hong Kong en termes d’investissement en Chine. Îles Vierges britanniques »

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Sur le toit du Riu Plaza, une employée de l’hôtel cinq-étoiles…

« Sur le toit du Riu Plaza, une employée de l’hôtel cinq-étoiles. Au fond, la tour “El Tornillo“, devenue le symbole de Panama City. On la retrouve partout, des publicités pour des boissons alcoolisées aux souvenirs. La construction de ce bâtiment emblématique s’est terminée en 2011, mais la plupart des étages demeurent vides et inoccupés. Panama City »

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Les Iles Caïmans sont le cinquième plus gros centre financier du monde…

« Les Iles Caïmans sont le cinquième plus gros centre financier du monde et comptent deux fois plus de sociétés que d’habitants. Parmi les sociétés, beaucoup y ont une boîte postale, mais pas de bureau. Grand Cayman »

M.Adolfo Enrique Linares dans son bureau de Punta del Este…

« M.Adolfo Enrique Linares dans son bureau de Punta del Este. M.Linares est associé dans le cabinet d’avocats Tapia Linares y Alfaro, qui supervise les immatriculations et la gestion de sociétés au Panama ainsi qu’aux Îles Vierges britanniques et à Belize. M.Linares est un énergique défenseur du droit de Panama à mettre en œuvre la politique financière de son choix, même si cela lui vaut d’être intégré dans la liste des paradis fiscaux de l’OCDE. Panama »

Tony Reynard (à droite) et Christian Pauli dans une des salles des coffres haute sécurité du Freeport de Singapour…

« Tony Reynard (à droite) et Christian Pauli dans une des salles des coffres haute sécurité du Freeport de Singapour. M.Reunard est le président du Freeport et M.Pauli le Directeur de Fine Art Logistics NLC, basée sur place. Tous deux sont de nationalité suisse. Le Freeport de Singapour, un des plus vastes ports francs au monde, accueille des coffres-forts ultra-sécurisés. Y sont entreposés des œuvres d’art, de l’or et de l’argent liquide dont la valeur s’élève à plusieurs milliards de dollars. Située tout près des pistes de l’aéroport de Singapour, cette zone franche est un no man’s land fiscal où individus et sociétés peuvent stocker des objets en toute confidentialité, hors de portée des autorités fiscales. Singapour »

Nicole, 34 ans, originaire des Philippines travaille comme domestique pour une famille singapourienne…

« Nicole, 34 ans, originaire des Philippines travaille comme domestique pour une famille singapourienne. Lors de son jour de congé, elle se prostitue, racolant des hommes au centre commercial d’Orchard Towers. Comme des centaines d’autres Philippines, elle gagne ainsi un peu d’argent supplémentaire à envoyer au pays. Une seule journée de prostitution lui rapporte plus que son salaire mensuel de domestique. Elle est photographiée dans une chambre d’hôtel où elle emmène ses clients. Le gouvernement de Singapour a récemment voté une loi imposant aux employeurs de donner à leurs « domestiques étrangers » un salaire minimum et un jour de repos par semaine. Les sondages indiquent qu’une majorité de Singapouriens y sont opposés. Singapour »

Mme Lorna Smith est experte dans l’industrie financière et travaille sur la promotion et l’image des Îles vierges britanniques…

« Mme Lorna Smith est experte dans l’industrie financière et travaille sur la promotion et l’image des Îles vierges britanniques. Présidente du comité de développement des entreprises de services financiers, elle a également ouvert des bureaux de promotion des Îles vierges britanniques à Hong Kong et Londres et prend part aux négociations avec l’OCDE concernant les traités fiscaux. Elle est également la première dame du pays. Son mari, l’honorable Dr D. Orlando Smith est Premier ministre. Îles vierges britanniques »

Ainsi l’œuvre de Paolo Woods et Gabriele Galimberti travaille la question soulevée dans les « Panama Papers » par le visuel, l’approche systémique, l’attention à de multiples États tandis que les articles des journaux ciblent, eux, les bénéficiaires directs et donnent leur nom. Mais c’est la même dénonciation.

Jean Deuzèmes

Pour approfondir :

Photos prises aux Rencontres Photographique d’Arles 2015. TDR

Le site de Annual Report

Vidéo Rencontres Photographique d’Arles 2015

Une émission de France 24

Lire entretien dans le journal Libération du 24-04-16 (>>>)

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