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Kris Martin. La matière et l’absence



Il suffit parfois d’enlever à une œuvre un élément narratif pour lui conférer une valeur universelle. Ainsi, la disparition opérée sur un chef d’œuvre dévoile la peur et l’effroi.

Le manque, la disparition, l’absence sont des concepts que des auteurs de théâtre ou des romanciers aiment utiliser dans certaines de leurs œuvres pour des raisons multiples. Placer une chaise vide sur une scène, permet de rendre présent un personnage, d’intégrer un absent ou d’en manifester le désir. On passe ainsi d’un concept à un autre. Dans le cas de Georges Perec, ne pas utiliser le « e » dans son long roman « La disparition » tient de la prouesse et révèle la capacité créative des contraintes littéraires qu’il s’était données. De même dans les arts visuels les plasticiens aiment faire disparaître des sujets, soit en ne les représentant pas, soit en les recouvrant. Ben Wilkens a ainsi peint une Cène grise et vide de personnages et d’objets (V&D >>>), sur le modèle architectural du tableau de Léonard de Vinci : une citation qui renvoie au temps présent, la technique froide, mais qui, in fine, par son pouvoir de fascination semble développer une mystique du vide.
L’œuvre du plasticien conceptuel belge Kris Martin, analysée par Guy Gilsoul, est aussi fondée sur la disparition de morceaux de pièces originales, afin de rendre tangibles ses réflexions philosophiques sur le temps et de révéler le caché. Le jeu pictural devient travail de l’esprit ou introspection, comme chez Magritted’ailleurs.

Jean Deuzèmes

En enlevant les deux serpents au célébrissime groupe du Laocoon, l’artiste flamand Kris Martin ( né en 1972), avec une légère touche d’humour, libère l’œuvre de son côté narratif pour en revenir aux seules expressions des personnages et dès lors, toucher à une autre dimension, plus universelle sans doute : l’effroi, une expérience de la vie dont la dimension ne dépend plus, ni du temps archéologique, ni d’une cause définie par une histoire contée. Pourtant, dans un premier temps, on s’y accrochera.
Rappel des faits. Lorsque les Grecs (sous couvert d’une offrande à Athena et Poseidon) mènent jusqu’aux portes de Troie le monumental cheval, le prêtre Laocoon suspecte une ruse et le prouve en lançant une flèche sur le corps de l’animal qui produit un son creux. Mais personne ne le croit. Pire, les deux divinités, offensées par cette accusation, envoient deux serpents afin de tuer le prêtre et ses deux fils. Mais l’œuvre décline aussi son inscription dans la culture patrimoniale. Découverte aux premières années du XVIe siècle non loin de la maison dorée de Néron à Rome, l’œuvre devient une pièce de collection qui, au fil du temps et de son public, devient aussi célèbre que la Joconde ou la Victoire de Samothrace. Bref, la grille de lecture s’est émoussée et pour tout dire, l’œuvre en soi n’est plus interrogée. Sauf, peut-être si on lui enlève les deux personnages clés, les serpents. C’est alors se rappeler la valeur de l’absent dans une scène.
Bruegel en use dans la plupart de ses compositions. Ainsi, le thème du « Dénombrement de Bethléem » (lire V&D >>>) sitôt qu’on décrypte les différents personnages et quelques « incongruités », l’absent est bel et bien le Christ que porte encore dans son ventre, la Vierge qui passe « presque » inaperçue. Et que dire du « Marat » de David qui évite soigneusement de désigner la meurtrière.

Ou encore de Balthus qui, habilement cache le voyeur dans son traitement des lumières ou encore, dans le groupe des Niobies qu’il avait reconstitué dans les jardins de la villa Medicis à Rome et dont il avait, à l’endroit du « pédagogue », gardé seulement…un socle. Que faut-il ajouter que la psychanalyse n’ait pas écrit à e sujet.

Le cœur de la question se niche toujours dans ce qui ne se voit pas ou ne se dit pas.

C’est ainsi une des voies poursuivies tout au long du travail de Kris Martin. L’exemple le plus connu est le cadre vide reproduisant celui de l’ « Agneau mystique » que l’artiste a, tour à tour, placé sur la plage d’Ostende, le long de la High Line à New York et plus récemment, à Gand, face à Saint Bavon à l’intérieur de laquelle le public découvre aujourd’hui l’œuvre restaurée des frères Van Eyck. Là aussi, le sourire (ou le haussement d‘épaules) pourrait être de mise. Mais à chaque fois, le spectacle de ce qui est limité par le métal provoque aussi l’imagination de chacun et là aussi, ramène à soi, au plus profond et plus universel de notre être. Que vois-je vraiment sinon l’absence de la célébrissime peinture ? Mais, au-delà ? L’échelle infinie de la mer et l’horizon de la vie ? La vanité humaine face à l’orgueil de la ville américaine ? La solitude face à la foule ?

Voici une quinzaine d’années, à Minneapolis (car notre plasticien est davantage connu aux États-Unis et en Allemagne que chez nous), Kris Martin a enterré, sans en marquer le lieu par une signalétique quelconque, un véritable squelette qui était proposé à la vente depuis l’Asie, pour servir de modèle anatomique. Non loin de cet « Anonymus » et en en précisant le sens, il a posé, non loin d’un carillon rythmant chaque heure, une cloche monumentale sans gong qui se balance, infiniment. L’absence de son comme celle d’une pierre tombale en disent plus long sur la vie, la mort et l’anonymat que bien des discours. Si la portée conceptuelle n’échappe pas, l’artiste précise que « Seule, la matière peut porter la pensée. » C’est ainsi la raison pour laquelle dans un autre travail, il n’a pas craint d’écrire à la main avec les cendres recueillies dans cinq urnes funéraires, le mot « quelqu’un ». Pour la première fois, une rétrospective est organisée en Belgique.

Guy Gilsoul


Gand, Smak. Jusqu’au 31 mai. Citadelpark. Du ma au Ve de 9h30 à 17h30 ; sa et di de 10h à 18h. www.smak.be

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