Cette œuvre subtile et forte à la fois, cette œuvre se voulait libre d’interprétation.
Ni la caméra ni le son ne recherchaient le pittoresque. Ce n’était pas des documentaires ; ils documentaient, ils ciselaient, ils ne démontraient rien, ils ne défendaient rien, ils saisissaient sur le vif ; ils étaient la vie même. L’ensemble ne défendait aucune esthétique préalable, se refusait à une conception d’un temps linéaire de l’observation, était précis et évitait les effets de virtuosité.
Objective et subjective à la fois, cette œuvre ne « racolait » pas le visiteur. Ce n’était pas un spectacle de rue, mais la rue de Bogota y était mise en spectacle dans cette alternance de creux, de foules, de murs et boutiques, d’individus de toutes classes en activité, etc. ; le rythme des images et du son était à ce service. C’était donc une œuvre laissant libre chacun d’y faire résonner son propre imaginaire et sa sensibilité, d’y adhérer ou pas.
Il était possible d’aborder le sens de l’œuvre par trois sujets : le peuple, la cité, la culture.
Le peuple était un peuple au quotidien, car le film saisissait des mondes, plusieurs jours et heures, l’activité d’individus venant de toutes les couches sociales, multiples et spécifiques dans leur manière d’être en relation, ou d’être seul, dans la consommation et la bricole, le jour et la nuit. Un peuple dont on voyait bien l’arrière-fond de violence, un peuple d’Amérique latine qui a sa manière bien à lui d’exister. Portant sur un seul lieu, une avenue certes royale, la caméra ne parlait pas du politique mais en donnait le cadre par les graffiti sur les murs ainsi que le fond social. Un peuple présent aussi et surtout par les cris et les bruits. En allant d’un habitant à l’autre, la caméra ne semblait privilégier personne, à chaque spectateur le soin de mettre les mots sur ce qui fait peuple.
La cité était celle de la grande variété, le film prenant tout ce qui se présentait, dans toutes les traces disponibles du tissu urbain. Le beau comme le moche, le trottoir comme les places, les bâtiments publics ou les lieux de consommation. La lecture en était facilitée par le principe de l’axe linéaire, mais les percées des rues orthogonales ou quelques plans de paysage, ouvraient sur autre chose.
Il s’agissait bien d’une ville andine d’altitude où la modernité en ajoute au composite, et dont le film ne peut rendre compte totalement, cela n’était pas son objet.
La septième rue, indienne, coloniale moderne démocratique violente mutilée. La cité rassemble hommes et femmes pour vivre ensemble. La ville donne une image de la cité. La rue donne une image de la ville. Par sa diversité aléatoire et mobile elle donne accès à la réalité invisible de la cité, ce qu’on ne peut voir elle le montre (Dossier de presse-Jacques Mérienne).
Ce n’est donc pas une découverte urbaine qui nous était proposée- aucun plan n’était à la disposition !-, mais bien plus une approche des usages, des heurts et de la fluidité des hommes.
« Dans ce lieu menacé par la modernisation existe encore « on ne sait quoi » de la vie urbaine qui disparaît des autres villes, des autres quartiers. Ont disparu peu à peu les gigantesques embouteillages de busetas relayées par le Transmileño »
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Les films étaient donc partiellement hantés par une disparition que l’auteur avait perçue d’année en année. Une vision et non un documentaire, pour qui acceptait d’entrer dans l’immersion. Pas de nostalgie, mais un désir visible de consigner un maximum de faits et observations, une sorte de regard amoureux sur une ville, un peu à la manière de la collection « Dictionnaire amoureux de … », une ville saisie par des vies, et des facettes multiples.
La question de la culture était en fait transversale. Une culture, non pas savante, mais appréhendée par les figures, les corps et les activités. Ici le parti pris était clair. Inutile de mener des discours, il s’agissait avant tout de faire pénétrer des Parisiens remplis du désir de Nuit Blanche dans une tout autre culture en plein bouillonnement, où la violence perce, où l’informel se glisse dans l’espace le plus central, où le croisement des classes populaires et des classes moyennes avec leurs codes vestimentaires peut sembler étrange, une société où les excès de vie sont intriqués avec ce qui fragilise cette société : « Le marché des émeraudes sur le trottoir au carrefour de la Jimenes, la violence de la sortie des bars étouffée par le couvre-feu précoce, les bandes de gamines, devenus les ñeros fantômes nus des rues… » Une matière sociale à voir et non de l’exotisme, formalisée sans thèse, une empathie évidente du réalisateur appelant décryptage ou discussion avec l’inconnu (e ) que l’on rencontre durant cette Nuit Blanche, si différente de toutes les précédentes.