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Georges Didi-Huberman. Soulèvements



Les fulgurances de l’art et les mouvements des foules en lutte ou en résistance partageraient-ils les mêmes racines, entendons la puissance des émotions et la force du désir ? Une exposition intense et rare.

Gilles Caron, Manifestations anticatholiques à Londonderry, 1969

Les émotions collectives et les révoltes sociales ont partie liée avec l’art affirme Georges Didi-Huberman (GDH) depuis de nombreuses années, les unes résonnent avec l’autre. Ses séminaires, où il développe sa philosophie de l’histoire de l’art, et ses ouvrages, dont la série L’Œil de l’histoire [1], ne cessent d’organiser la rencontre entre deux grandes composantes de la vie sociale : d’une part, ce qui se manifeste comme insurrections, insoumissions, révoltes et bouleversements en tous genres ; d’autre part, la puissance poétique des artistes et la pensée des grands philosophes. De Goya, contemporain de Kant, aux grands réalisateurs d’aujourd’hui et à Georges Bataille, il tisse les textes et les œuvres, les époques et les continents, les bruits et les silences.

L’exposition du Jeu de Paume prend des allures d’atlas des désordres et des situations de crise : des formes multiples de luttes, silencieuses ou non, aux effets destructifs, de la mort des hommes à la ruine des villes. Les artistes ne se contentent pas d’en être les témoins, ils précèdent et accompagnent les évènements ; ils les anticipent et les expriment dans le champ propre de l’art, comme ce poing qui frappe sur une table jusqu’à renverser un verre de lait qui y a été posé. Auteurs de bouleversements artistiques, ils sont les sismographes du monde, pour reprendre le titre d’une belle œuvre de Joseph Beuys.

Une exposition évènement

Félix VALLOTTON La Charge 1893

Cette exposition interroge, par ricochet, les temps actuels du politique. Alors que les Lumières avaient inspiré des idéaux de conduite des affaires publiques, de débats, de formation du citoyen et imposé une vision humaniste du monde et de la société, depuis une quinzaine d’années, la dégradation est patente : l’image de l’élu est déconsidérée, la démocratie est remise en cause dans son expression classique, la raison politique cède la place à l’émotion, celle-ci est manipulée. Les populismes montent en puissance partout dans un monde où la globalisation divise, il s’est formé un certain marché médiatique des émotions [2]. Si GDH utilise ce terme, c’est pour lui donner une autre valeur d’usage. Dans « Soulèvements » il expose les passions et des crises autrement : pleurer, résister devant l’injustice jusqu’au péril de sa vie peuvent avoir des effets critiques et mobilisatrices. De la plainte peut surgir le soulèvement qui donne forme au désir d’émancipation. L’art participe des modes de soulèvement, du cinéma d’Eisenstein jusqu’à ces images émergentes (vidéos, Internet) poussant à reformuler les questions et faisant appel à la fois à l’émotion et à l’intelligence.

Joseph Beuys Diagramme d’un tremblement de terre, 1981 Crayon sur papier d’électrogramme

La pratique de l’élaboration théorique et le statut d’intellectuel-chercheur de l’auteur-commissaire d’exposition auraient pu engendrer un labyrinthe muséal, mais la lisibilité de la scénographie, ce que GDH appelle un « empirisme tendre », et la qualité des textes [3] sont si grandes que le visiteur prend un plaisir inégalé à accéder à une pensée internationalement reconnue, qui entend échapper à tout cloisonnement.

L’évènement culturel prend un triple visage : celui de l’exposition du musée du Jeu de Paume, avec ses multiples œuvres ; celui du somptueux Catalogue qui fait place à des réflexions complémentaires ; et enfin celui d’un riche site Internet où l’on peut lire moult commentaires d’œuvres exposées au Jeu de Paume, mais aussi appartenant à d’autres institutions muséales du monde et partenaires de « Soulèvements », mais aussi voir, pour les passionnés de ce type d’approche, les vidéos des cinq séminaires de GDH. Cet élargissement des médiums et cette ouverture à la pensée d’un chercheur d’une incroyable fécondité est une innovation profonde, sous condition d’en saisir l’objet réel.
Accès au site dédié

*** Présentation de l’exposition par Georges Didi-Huberman

Portrait filmé de l’exposition “Soulèvements” from Jeu de Paume / magazine on Vimeo.

Bouleversement, puissance, émotion et désir : des mots de l’exposition

L’exposition, qui se qualifie de pluridisciplinaire [4], s’organise apparemment en cinq grandes séquences et sous-séquences, tel un livre de réflexion ou plutôt un vaste essai relevant de la pensée sur l’art :
• Éléments (Déchaînés) • Gestes (Intenses)
• Mots (Exclamés)
• Conflits (Embrasés) • Désirs (Indestructibles)

Il s’agit d’un parcours (pour le corps et le cerveau) d’une grande pertinence, basé sur des œuvres que l’on n’a pas l’habitude de voir, scandé par des expressions et des cartels factuels qui laissent aux visiteurs un vaste espace de liberté et de réflexion. Certes GDH emprunte au romantisme son souffle et certains de ses thèmes comme la passion ou l’importance de la fonction des artistes ; mais, à la différence de l’approche du XIXe, il ne les oppose pas à la raison et les images qu’il mobilise demeurent d’une grande actualité.

Sigmar Polke, Gegen die zwei Supermächte – für eine rote Schweiz (1re version), 1976

L’objet que GDH a construit (après l’avoir déconstruit), et dont l’image constitue le révélateur, est issu de la puissance des foules ou des groupes, et de toutes les formes de soulèvement, ce qu’il différencie du pouvoir [5] ; il travaille la force des refus, leur confrontation à l’ordre et non les modalités de mise en forme des utopies politiques. Ses propos ne prolongent donc pas ceux de Michel Foucault, ils sont ailleurs : ils partent de l’art, de ses formes et de l’émotion liées puis y retournent après être passés par le social et le politique. GDH affirme d’autres valeurs d’usage à l’image. En conséquence, ce qui est donné à voir n’est ni une exposition sur la révolution, ni un atlas des manifestations [6], ni une encyclopédie des corps et des peuples à l’origine de ruptures profondes, ni une vision de la situation des réfugiés, même s’ils occupent une grande place parfois, ni un discours sur les exclus en général ou ceux qui luttent et encore moins une esthétisation des révoltes. Dans cette réflexion, le moteur du soulèvement prévaut sur son issue [7].

A y regarder de plus près, la pensée de GDH est celle d’un psychanalyste qui puise dans des matériaux les plus divers, de toutes les époques, qu’ils relèvent de la production artistique ou des corpus de textes. Il les assemble, les rapproche dans l’espace du Jeu de Paume, en propose un sens global possible, invite le visiteur à partager non pas des conclusions définitives mais son intelligence du regard, à poursuivre par lui-même des découvertes, à se questionner.

Victor Hugo Anniversaire de la révolution de 1848, 1855 Dans Actes et paroles. Pendant l’exil Manuscrit

La figure du soulèvement est déclinée à travers divers médiums : manuscrits d’écrivains, peintures, dessins, gravures, photographies, films. La plupart renvoient à des débats actuels, comme le manuscrit Anniversaire de la révolution de 1848 où Victor Hugo évoque la nécessité d’étendre la réflexion à l’échelle de l’Europe entière. Le visiteur est plongé dans le fleuve d’une pensée et des images qui la mettent en scène, où la forme matérielle n’est pas dissociable du verbe. Tous les mots et les enchainements des œuvres comptent.

Les vidéos de la réalisatrice grecque Maria Kourkouta, au début et à la fin de l’exposition —voir ci-dessous—, commandées par le Jeu de Paume, sont emblématiques de cette puissance d’élaboration : « Remontages » est constitué de collages et de mixages de séquences de films d’artistes, qui sont essentiels dans la pensée de GDH, et plongent le visiteur dans le déchainement des évènements, telle une tempête maritime ; c’est la visualisation du terme puissance. « Idomeni » est au contraire un seul plan fixe sur une route des Balkans où défilent les réfugiés de 2016, dans le silence, laissant les visiteurs se confronter au désir sous-jacent de ceux qui se meuvent et veulent échapper, quelles que soient les conditions, aux violences débordantes de la réalité de leur pays. Expressions des corps selon un imaginaire artistique de près d’un siècle, d’un côté, et réalité des effets du monde globalisé observée avec une distance juste, de l’autre, calent l’étendue des moteurs du soulèvement et de ses rapports à l’art.

« Chapitre » 1. Éléments (Déchaînés).

Henri MICHAUX Acrylique sur papier.1975

Loin d’une approche conceptuelle politique ou de l’histoire de l’art qui aurait été tentante, GDH adopte la pédagogie patiente du phénoménologue en évoquant le corps ou la forme « parlant » de la dynamique du soulèvement.
Le premier tableau, celui d’Henry Michaux, est ainsi subtil et évident : des traits verticaux à l’encre, simples et larges, la forme primitive de l’acte de se lever ensemble. Progressivement en mobilisant ces surfaces qui s’envolent, ces lumières qui éclatent, ces poussières ou objets qui échappent aux lois de la pesanteur, il est possible d’accéder à une question : et si l’imagination soulevait les montagnes ? C’est alors que les fameux Caprices de Goya prennent toute leur portée, artistique et politique à la fois.

« Chapitre » 2. Gestes (Intenses). De l’accablement au soulèvement, les gestes (intenses) accèdent au statut de syntagme, pour exprimer que les corps disent non de multiples manières.

« Chapitre » 3. Mots (Exclamés).

Wolf VOSTELL Dutschke 1968

Puis, lorsque les bras se sont levés, les bouches se sont exclamées, GDH révèle les mots, qui sont dits, chantés, imprimés, les poètes se trouvant en avant de l’action. Les murs prennent la parole, comme on le disait en 68, la parole investissant l’espace public.

« Chapitre » 4. Conflits (Embrasés). L’embrasement des conflits, avec leurs multiples formes du vivre-ensemble, n’élude pas les impacts négatifs comme le vandalisme ou les destructions ou encore la confrontation avec les forces de l’ordre.

Édouard Manet, Guerre civile, 1871

Entre constat, dénonciation, incantation et vision prophétique, la révolte est le terrain privilégié de l’expression des artistes qui, de Manet à Annette Messager, donnent leur sens aux évènements et inscrivent simultanément une espérance.

« Chapitre » 5. Désirs (Indestructibles) est le nœud de l’exposition et révèle le centre de la pensée de GDH.

Agusti CENTELLES Jeux d’enfants à Montjuic, Barcelone 1936

C’est la force du désir, quels qu’en soient les motifs, qui est à l’origine des soulèvements et des résistances et qui se transmet, d’Antigone aux résistants informatiques, en passant par les suffragettes ou par les mères de la Place de Mai.
L’image des enfants jouant à la guerre durant la guerre d’Espagne porte toute cette ambivalence de l’innocence mais aussi de la poursuite de l’idéal de soulèvement de leurs parents.
L’image est partie prenante de ce vacarme du réel, celle donnée par l’artiste avec ses formes propres. Dans la plupart des cas, les soulèvements n’aboutissent pas à la réalisation des objectifs affichés, mais ils recommencent, comme les vagues de la mer dans la performance de Tadeusz Kantor (1967), en queue de pie de chef d’orchestre tentant vainement de diriger les flots.

Käthe Kollwitz Émeute, 1899

On pourrait dire que désir et désobéir sont des termes cousins, désir est un synonyme de force vitale, que tout mur est fait pour être passé (« faire le mur ») notamment chez les plus faibles. C’est aux questions ultimes que GDH s’arrête, en prenant la posture du psychanalyste laissant le sujet à lui-même et questionnant, dans le même mouvement, la force de l’art.

« On ne se soulève pas sans une certaine force. Quelle est-elle ? D’où vient-elle ? N’est-il pas évident —afin qu’elle s’expose et se transmette à autrui –qu’il faut lui donner forme ? Une anthropologie politique des images ne devrait-elle pas, elle aussi, repartir de ce simple fait qu’il faut à nos désirs l’énergie de nos mémoires, à condition d’y faire travailler une forme, celle qui n’oublie pas d’où elle vient et qui, de ce fait, se rend capable de réinventer les possibles ? » ( Introduction du catalogue)

Face aux tragédies ou soubresauts de l’histoire et aux mouvements qui n’atteignent pas leur but, GDH se départit de tout propos prophétique, mais témoigne d’une confiance dans une puissance à faire bouger les montagnes qui se transmet et d’un désir indestructible, selon les mots de Freud. L’art se niche dans le même mouvement avec sa richesse d’émotion et de pathos, entendons de distanciation.

Jean Deuzèmes

Maria Kourkouta, Remontages (Extraits), 2016 from Voir & Dire on Vimeo.

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Maria Kourkouta Idomeni, 14 mars 2016. Frontière gréco- macédonienne,(Extraits), 2016 from Voir & Dire on Vimeo.

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Jack Goldstein, Un verre de lait, (Extraits), 1972 from Voir & Dire on Vimeo.

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[1En référence à l’ouvrage érotique Histoire de l’œil de Georges Bataille, à l’origine de toute son œuvre.

[2Entretien de GDH dans Libération du 1er septembre 2016 autour de son livre Peuples en larmes, peuples en armes (éditions de Minuit) : « « Les larmes sont une manifestation de la puissance politique » en venait-il à affirmer.

[3Ses textes sont à la fois des analyses et des interprétations très fondées ; ils sont, par définition, discutables tout comme l’est la mise à l’écart de certaines faces de la réalité des soulèvements. Mais leur efficacité d’accompagnement des images est peu discutable.

[4GDH est à la fois historien de l’art, philosophe critique de la philosophie, de la littérature ou de la psychanalyse, écrivain et anthropologue ; ce n’est pas un sociologue des mouvements sociaux qui cherche à démontrer.

[5Cette distanciation puissance/pouvoir est essentielle chez GDH et nourrit toute sa vision de l’émotion dans l’art.

[6Il est significatif qu’il n’aborde pas les mouvements sociaux tels que la Manif pour tous ou celles de la liberté de l’enseignement (1984) qui font pourtant partie de l’histoire d’un peuple « qui s’expose » pour reprendre un terme de GDH.

[7GDH utilise notamment comme boussole théorique un terme grec, pathos, entendu non pas au sens aristotélicien d’art de la persuasion, mais saisi, comme chez Nietzsche, dans sa vertu de distanciation et dans sa composante émotive. Le pathos que l’on peut alors identifier à émotion ou à passion est, pour GDH, le moteur de tout soulèvement. Le pathos est inséparable de la forme qui lui permet d’être transmise ou d’être efficace, que ce soit dans la création artistique ou dans le soulèvement politique.

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