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Caroline Chariot-Dayez. Plis de l’esprit



Saint-Merry <29 mai. Peintre et philosophe, elle décline une unique figure : le pli de tissu, là où se trouve le caché. Subtile, talentueux, contemplatif, servie par une belle scénographie.

Caroline Chariot-Dayez est une professeure de philosophie qui vit et travaille à Bruxelles. Elle est « conceptuelle » tant par sa formation intellectuelle que par sa posture artistique. Elle n’utilise que des panneaux de bois et y peint, sur fond blanc, des tissus ou plutôt leurs plis. Elle ne cache pas son jeu, c’est une croyante et son art est mis au service de sa recherche spirituelle : exprimer l’invisible et les racines de sa foi. Les titres donnent une signification à ce que le visiteur voit. La mise en scène des tableaux vient renforcer son propos.

**Artiste et philosophe. Les questions à ne pas poser

Ne cherchez pas Caroline Chariot-Dayez dans une galerie, elle n’expose que dans les lieux à forte résonance religieuse. Ses œuvres ne relèveraient-elles donc que d’un seul champ de signification ?

Ne cherchez pas à savoir si elle peint autre chose que des tissus pliés. Elle ne montre rien d’autre. Ils constituent à la fois un monde esthétique, un langage, un support de réflexion et d’engagement de sa foi. Sa posture de répétition ou de déclinaison d’un objet la rapproche d’un Georgio Morandi qui, toute sa vie, n’a peint dans son atelier que des natures mortes très ordonnées faites de récipients et de bouteille et dont l’œuvre énigmatique et subtile a été rapprochée de toute une peinture métaphysique. Caroline Chariot-Dayez peint de façon réaliste non pas des morceaux de tissus, comme on pourrait trop vite l’affirmer au premier regard, mais des plis. Si peindre des étoffes, vêtements ou tissus d’ameublement, est une tradition aussi vieille que la peinture elle-même et est sujet à des recherches stylistiques propres à chaque époque [1] , ce n’est pas ce matériau qui est le vrai sujet des tableaux, mais le pli, c’est-à-dire la double épaisseur obtenue en rabattant sur elle-même une matière souple. Par nature, le pli cache un creux d’où surgissent des jeux de lumière et d’ombre, ou suggère une intention, un geste. Le pli engendre des traits, des formes et a une signification, une raison ; il peut traduire un projet plastique. Les emballages du plasticien Christo utilisent ce mécanisme du pli, en le forçant avec des cordes, pour révéler des architectures, pour épurer un objet complexe et aller à l’essentiel. Avec Caroline Chariot-Dayez, on pourrait dire que le tissu est secondaire, mais qu’il est pourtant fondamental pour engendrer le pli et plus encore la lumière surgissant des différentes combinaisons. Pli et lumière vont de pair dans ses tableaux qui sont tous différents et suggèrent une infinie diversité de situations dans un réel, qui peut être visible ou invisible.

Ne cherchez pas à savoir pourquoi elle maintient un même cap esthétique, un style figuratif qui rend son œuvre facilement accessible. Cela tient à son expérience humaine et à son rapport à la philosophie. Car Caroline Chariot-Dayez demeure une professeure de philosophie. La permanence de son style traduit une rigueur intellectuelle et une volonté de penser/dire son rapport au monde qu’elle puise dans l’œuvre du phénoménologue français Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), notamment dans ses deux œuvres majeures : « Le visible et l’invisible » (publié après sa mort en 1964) et « La phénoménologie de la perception » (1945). Le philosophe français s’est beaucoup intéressé à l’art et à l’enracinement de l’homme dans le monde, l’artiste étant par excellence celui qui par son geste relie la conscience au corps. On pourrait dire que Caroline Chariot-Dayez donne à voir et surtout à expérimenter ou encore à s’approprier la pensée de son maître. Si le premier a forgé ses concepts par des mots, la seconde fait travailler ces derniers dans la peinture du pli. Si l’œuvre produit de l’émotion esthétique, ce qui intéresse l’artiste comme le philosophe, c’est le rapport entre le visible et l’invisible.

« Un objet est donné sur le fond de ce qui n’est pas vu de lui (un objet vu dans toutes les perspectives est une absurdité) ; ce que le peintre n’a pas figuré appartient au tableau ; une phrase n’est compréhensible que sur le fond de ce qui est déjà dit et de ce qu’elle tait . [2] »

Et Caroline Chariot-Dayez de développer dans le texte de son site :

« Quand le peintre voit les choses visibles, explique Merleau-Ponty, il ne les voit pas comme d’un balcon, retranché du monde. Il les voit du dedans d’elles parce que son corps est l’une d’elles … Dans cette expérience, on ne se pose pas de questions, la main peint ce que l’œil voit, elle agit sous la dictée de ce qui est vu, le déjà-là qu’elle ne fait que recevoir, auquel elle ne veut rien ajouter ni retrancher. »

En tant que philosophe-peintre et croyante, Caroline Chariot-Dayez va ensuite parler du pli comme une structure métaphysique et une épiphanie :

« Ces lueurs discrètes dans l’ombre, ces rais de lumière incandescents sont comme un appel venant du cœur des choses, qui nous transporte vers une autre réalité, comme l’échelle de Jacob quand, soudain, le ciel s’ouvre et, dans la trouée, un échange se produit entre le visible et l’invisible. Le pli parle de la visitation de l’invisible au cœur du visible. Il est un lieu d’irruption de la transcendance. »

Les expressions qu’elle utilise pour interpréter sa propre peinture puisent à des champs aussi différents que l’art, le religieux, la pensée. Mais on pourrait peut-être les réunir par un mot : l’expérience. Celle de la phénoménologie, celle de la foi, celle de l’émotion artistique.

**Deleuze Vs Merleau-Ponty

Sa conception du pli est totalement différente de ce qu’un autre célèbre philosophe, Gilles Deleuze, a écrit dans « Le Pli. Leibnitz et le Baroque » (1988) où il se refuse à entrer dans une réflexion ontologique :

« Le Baroque ne renvoie pas à une essence, mais plutôt à une fonction opératoire, à un trait. Il ne cesse de faire des plis. Il n’invente pas la chose : il y a tous les plis venus d’Orient, les plis grecs, romains, romans, gothiques, classiques... Mais il courbe et recourbe les plis, les pousse à l’infini, pli sur pli, pli selon pli. Le trait du Baroque, c’est le pli qui va à l’infini.… et ce sont ces petites perceptions, obscures, confuses qui composent nos macro perceptions ».

Le pli a pour lui une fonction uniquement opératoire ; il le développera d’ailleurs avec le concept de rhizome. Dans le domaine de l’art, c’est ce qui rend si éloignée Caroline Chariot-Dayez d’un Hantaï, pourtant aussi croyant qui ne peignait pas le pli, mais [*sur*] le pli , ou plutôt la toile préalablement froissée, puis ensuite déployée. Le résultat final n’est pas le pli, mais la toile dépliée. Ses premières toiles des années 60 s’appellent « Mariales » et ne laissent pas de doute sur sa posture religieuse.

**L’au-delà du pli

L’œuvre de Caroline Chariot-Dayez possède d’autres caractéristiques qu’un lien à la philosophie. Elle ne peint pas sur toile, mais sur des panneaux de bois, ce qui rapproche sa technique de celle des icônes qui, elles aussi, sont dans la répétition de modèles très précis à destination de la méditation. Ses fonds ne sont pas en or, symbole de la Résurrection comme le jaune ou l’orange, mais systématiquement blancs pour suggérer l’infini.

Mais ce qui « fait » le tableau c’est le titre que l’artiste lui donne ainsi que la place des figures dans un ensemble de panneaux. Si l’on peut dire que Caroline Chariot-Dayez ne peint pas du tissu, on pourrait même affirmer « Ceci n’est pas un pli » car c’est plus que cela.
Si l’artiste est une philosophe qui manipule mots et concepts, elle fait de même avec les formes et leurs agencements qui s’avèrent éminemment plastiques. Une toile horizontale avec des plis renvoie à un linceul ; une verticale à un homme ou à une flamme ; un ensemble de tissus verticaux à une lecture des Textes bibliques : l’échelle de Jacob, l’Ascension, la Résurrection, etc. Avec les titres et les assemblages de tableaux, variables selon les expositions, l’artiste dirige l’interprétation du visiteur, qui, lui, peut voir aisément dans ces tableaux figuratifs des formes humaines ou des scènes symbolisées. Rien à voir avec le jeu sur les titres d’un Belge fameux, René Magritte, qui invitait ses amis à boire et à choisir un titre quand ses tableaux étaient achevés. Caroline Chariot-Dayez est dans la maitrise de tous les paramètres.

L’ordonnancement et la mise en scène d’un ensemble de tableaux tous différents, mais faits dans une même inspiration (rapport à une question de foi, couleur, mouvement du tissu, lumière) renforcent le sens voulu par l’artiste. À force d’exposer dans des lieux religieux, elle sait jouer des espaces pour créer de l’émotion, car si le concept philosophique est au début de sa démarche, elle n’a aucun désir de peindre des concepts ! Elle souhaite simplement faire partager son expérience de l’ordre de l’esthétique pour certains, de foi pour d’autres, et plus souvent des deux pour les visiteurs d’une église.

À Saint-Merry, Caroline Chariot-Dayez propose trois œuvres :
« Brûlants du dedans » : un ensemble circulaire de 5 tableaux sur 10 m.
« Renaissance » : une pièce unique.
« Transfiguration » : un triptyque en contrejour dans le claustra

Jean Deuzèmes

Caroline Chariot-Dayez. Le sens de l’œuvre exposée à Saint-Merry

Aujourd’hui, l’art se doit d’être résistant. Ma résistance à moi, c’est la contestation du monde plat, unidimensionnel que la société nous propose.

Le pli, c’est d’abord ça : une réalité profonde, mystérieuse, où les choses sont cachées. Tout n’est pas montré. Mais tout n’est pas caché non plus. Il y a de l’obscurité mais aussi de la lumière éblouissante et on passe de l’une à l’autre. On croyait savoir, on découvre qu’on ignore. On pensait errer et voilà que quelque chose est révélé.
Mais le pli, c’est encore davantage. Ca fait plus de 15 ans maintenant que je ne peins que des plis et j’y ai découvert des choses terriblement surprenantes.

D’abord, qu’il y a une lumière dans l’ombre.
Au cœur de l’ombre la plus dense, sans que je sache pourquoi, une lueur apparaît, l’ombre s’illumine.
Ensuite, dans les jonctions entre les plis, là où on s’attend à voir du noir, il y a du rouge, du doré. Les jointures, au lieu d’être sombres, sont lumineuses, incandescentes.

Ensuite, il y a comme un feu caché au creux des choses, comme un appel. Sous les cendres grises, des braises. Le réel est habité. Il est visité.

Les plis sont devenus mon langage pour exprimer ce cœur transcendant des choses. Je m’en sers pour montrer, dans « Brûlants au-dedans » par exemple, l’humanité dans sa quête spirituelle, animée par le souffle de l’esprit, brûlante du désir de Dieu au plus profond d’elle.

Vous verrez aussi ce feu dans la « Transfiguration » dans le Claustra où, en présence de Pierre, Jacques et Jean, le Christ rejoint la source invisible, la Lumière qu’est Dieu. Car le fond blanc, point commun de tous mes tableaux, est l’image de cet invisible sur lequel tout est prélevé. Tout vient de lui et tout retourne à lui mais il ne reste pas au bord : il occupe aussi les formes, les dématérialisant. Les lumières des plis sont une anticipation de ce fond. Les lumières parlent de la Lumière.

Enfin, étant donné tout ce que je viens de dire, ce qui est probablement le plus important, c’est le réalisme. Car la transcendance n’est pas ailleurs, dans un autre monde. Elle nous fait signe ici. Elle est à notre portée, dans les choses courantes telles qu’on les voit, comme un pli dans un tissu.

Caroline Chariot-Dayez
Eglise Saint Merry
Messe de l’Ascension, le 5 mai 2016

Pour aller plus loin
Lire l’interprétation théologique que l’artiste donne de l’ensemble de son œuvre , sur son site.
Lire « L’invisible, l’autre face du réel » Les cahiers croire, N° 305 Mai-Juin 2016, illustrés par les dessins de l’artiste

chariotdayez@gmail.com
Site de l’artiste : http://www.chariot-dayez.com

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Du 5 au 29 mai 2016
Eglise ouverte du lundi au samedi de 13 h à 18h 30.


[1Saint-Merry possède deux exemples significatifs : dans un tableau du Rocco français, le traitement virtuose du tissu qu’est le rideau trompe l’œil des Pèlerins d’Emmaüs –Charles Coypel 1749— , et, dans une œuvre du classicisme français, la chasuble moirée de Saint-Merri —Simon Vouet 1640— Voir Vidéos V&D .

[2Cité dans l’Atlas de la philosophie, p.195